43.
Aucune aide divine
Laissant Farrell terminer son repas et se reposer un peu avant le retour des enfants pour leurs classes de l’après-midi, Wellan sortit du palais. La chaleur était accablante à cette heure de la journée. Les chevaux somnolaient à l’abri tandis que les serviteurs s’affairaient à leurs tâches à l’intérieur des nombreux bâtiments en attendant la fraîcheur du soir.
Wellan traversa la grande enceinte de sable pour atteindre la tour du Magicien de Cristal. Au premier étage, il remarqua immédiatement l’ordre impeccable qui y régnait. Tout était rangé : les flacons sur les tablettes, les parchemins sur le buffet et les chaises de bois autour de la table. Même le plancher de pierre reluisait. Décidément, cet endroit respirait la présence d’Armène. Il se dirigea vers le second escalier, mais n’en gravit que deux marches, puisque la servante descendait de l’étage supérieur.
— Sire Wellan, je vous en conjure, ne faites pas de bruit, chuchota-t-elle en l’éloignant de l’escalier. Mon petit Atlance perce des dents et il n’arrive pas souvent à s’endormir.
— Je sais ce que c’est, assura Wellan à voix basse, ma fille a traversé cette phase de croissance elle aussi, bien que plus rapidement que les autres enfants.
— Que puis-je faire pour vous ?
— Je veux savoir si vous avez revu Abnar.
— Pas depuis longtemps. Personnellement, je pense qu’il s’ennuyait de la quiétude de son refuge dans la montagne, La tour est devenue beaucoup trop animée pour lui avec tous ces enfants qu’on me confie.
— Vous avez sans doute raison, Armène. Je le chercherai donc de ce côté.
Avant de repartir, il prit la main de la servante et l’embrassa galamment en la faisant rougir jusqu’aux oreilles. Il alla seller son cheval, avec l’intention de le ménager, à cause de la chaleur, jusqu’à la rivière coulant au pied du pic majestueux qui s’élevait derrière le château tel un monument géant. Contente de quitter l’écurie, la bête se dirigea vers le pont-levis avec les oreilles droites, poussant des hennissements de plaisir.
Wellan la mena au pas jusqu’à l’ombre des grands arbres qui veillaient le long du cours d’eau comme de silencieuses sentinelles. Il laissa boire l’animal pendant qu’il contemplait la cime de la montagne. Ses sens magiques la parcoururent soigneusement. Même s’il y décelait une très forte énergie, il n’y perçut pas la présence d’Abnar. Où l’Immortel avait-il choisi de se cacher ?
Dylan apparut à quelques pas de lui. Le cheval effrayé fit une incartade et faillit précipiter son cavalier dans la rivière. Wellan s’accrocha fermement à la selle, rassura la bête et mit pied à terre.
— Je suis content de te revoir, fit Wellan en serrant Dylan dans ses bras.
— Moi aussi, père. Je suis venu parce que j’ai capté vos réflexions.
— Dans ton monde ? s’étonna le Chevalier en le repoussant doucement pour contempler son visage céleste.
— Nous entendons tout ce que pensent et disent les humains.
— Absolument tout ? s’inquiéta Wellan.
Un sourire moqueur illumina le visage de l’enfant. Le grand chef comprit aussitôt qu’il se payait sa tête. « Il y aura au moins dans l’univers un Immortel qui ne se prend pas au sérieux », pensa-t-il avec satisfaction. Il ébouriffa les cheveux transparents du gamin. Ce geste fit rire Dylan.
— La vérité, c’est que je vous épie, avoua le fils. J’apprends beaucoup de choses en me branchant périodiquement à votre esprit.
— Je vois…
— Parandar a rassemblé tous ses serviteurs pour retrouver Abnar lorsque je lui ai annoncé que vous ne saviez pas non plus où il était.
Wellan arqua les sourcils : le Chevalier Onyx serait bien déçu d’apprendre que son ennemi juré était introuvable !
— Si j’étais cet homme, je ne provoquerais pas les dieux en m’attaquant à l’un de leurs serviteurs, déclara l’adolescent lumineux.
— L’être humain est complexe, mon fils, et ce Chevalier a beaucoup souffert aux mains d’Abnar. Tu veux bien marcher avec moi ?
Il s’agissait là d’une activité nouvelle pour un demi-dieu, mais il accepta afin de passer un peu de temps avec son père. Ses pieds nus foulèrent le sentier qui longeait la rivière. Wellan tira le cheval derrière lui en ralentissant le pas pour l’ajuster à celui de Dylan.
— Malgré la colère qui continue d’empoisonner son cœur, je crois comme vous que Farrell devrait seconder Hawke, raisonna Dylan.
« Qu’il est merveilleux de tenir ce genre de conversation avec son enfant », estima Wellan en se gonflant d’orgueil.
— Non seulement il maîtrise la magie, mais il sait s’y prendre avec les élèves.
— Tu l’épies aussi ? se moqua Wellan.
Si l’Immortel avait pu rougir, il l’aurait fait. Le père devina alors que ce n’était pas le renégat qui intéressait Dylan.
— C’est Jenifael que tu surveilles, n’est-ce pas ?
— Je veux seulement m’assurer qu’elle reçoive une éducation digne de son sang, se défendit l’adolescent.
— Est-ce que je sens là un intérêt dépassant le lien d’affection entre un frère et une sœur ?
— Elle est la fille de la déesse ! Il est tout naturel que je veille sur elle !
— Sais-tu pourquoi elle était si troublée lorsqu’elle t’a vu pour la première fois ? l’interrogea Wellan en réprimant un sourire.
L’adolescent aux longs cheveux transparents leva un regard curieux sur lui.
— Elle te trouve séduisant, lui apprit le grand Chevalier.
De petites étincelles rouges éclatèrent autour de la tête de Dylan comme des bulles de savon. Était-ce un indice de timidité chez les Immortels ? Wellan avait souvent vu Abnar disparaître dans de semblables étoiles dorées lorsqu’il était particulièrement fâché contre lui.
— Elle est d’une caste bien trop supérieure à la mienne, rétorqua Dylan. C’est moi qui lui doit le respect.
Wellan allait le taquiner davantage, mais l’adolescent changea prudemment de sujet.
— Avez-vous réussi à utiliser le médaillon ? demanda-t-il plutôt.
L’image du Roi Burge sur son lit de mort apparut instantanément dans l’esprit de Wellan.
— Sans aucun problème, soupira le père. J’ai aussi découvert qu’il ne me sera d’aucun secours dans la guerre contre l’empereur, puisque je ne comprends pas le langage des insectes.
— Vous pourriez demander à l’époux de Kira de vous venir en aide.
Wellan s’arrêta net. Pourquoi n’y avait-il pas pensé ? Ils entendirent gronder le tonnerre au loin. Wellan comprit qu’il ne lui restait plus que quelques minutes avec son enfant. Pourtant, il avait tellement de choses à lui dire… Pourquoi fallait-il que ses gardiens soient si efficaces ?
— Ils veulent seulement me prévenir que j’ai passé suffisamment de temps dans le monde physique, expliqua Dylan. Je ne possède pas encore de talisman me permettant d’y rester longtemps.
« Comme l’anneau de cristal d’Abnar… », se rappela Wellan.
— Lorsque tu en auras un, je t’emmènerai à la pêche sur les magnifiques lacs du Royaume de Rubis, annonça-t-il.
L’étonnement du jeune Immortel fit supposer à Wellan que c’était une activité qui n’existait pas dans son monde, mais il savait qu’elle lui plairait. Le ciel s’assombrit au-dessus de la tête de Dylan.
— Dis à la déesse de Rubis que je lui suis reconnaissant de tout ce qu’elle fait pour moi, ajouta le père.
— Elle le sait déjà, mais je lui répéterai vos paroles.
Dylan embrassa son père sur la joue puis recula de quelques pas. L’orage fondit sur eux. Des éclairs sillonnèrent le ciel et le tonnerre fit trembler le sol. L’enfant disparut au moment où la pluie commençait à s’abattre durement. Wellan grimpa sur son cheval agité.
Il rentra au château, trempé de la tête aux pieds, mais content d’avoir passé un peu de temps avec son fils. Il reconduisit l’animal à l’écurie et le sécha. De retour dans l’aile des Chevaliers, il se défit de la tunique et du pantalon qui lui collaient au corps, puis essora ses cheveux. En s’essuyant avec le drap de bain frais et odorant que les serviteurs avaient laissé sur sa commode, il se souvint de la belle étoile de cristal que Fan lui avait fait remettre à Kira.
« C’est un bijou qui permet aux Immortels de rester plus longtemps dans le monde physique », déduisit-il. Si Fan ne l’avait pas conservé, c’était qu’elle n’avait jamais eu l’intention de vivre avec lui… Wellan sentit la colère s’emparer de son cœur. Se faisant violence, il la supprima aussitôt. La magicienne avait mal agi, mais il n’y pouvait plus rien.
Il enfila des vêtements secs et sortit les livres anciens de leur cachette. Puisque le Magicien de Cristal ne se trouvait pas dans les parages, il pourrait les consulter en paix. Il lut une bonne partie de la journée, puis alla manger avec Falcon et son groupe dans le grand hall. Ils parlèrent de la dernière bataille sur la côte et de l’intervention d’Asbeth dans ce conflit. Aucun son ne sortit de la gorge de Falcon par contre, cet affrontement l’ayant marqué jusqu’au fond de l’âme. Wellan comprenait ce qu’il ressentait, alors il ne l’obligea pas à participer à la discussion.
Il écouta plutôt les commentaires des jeunes soldats en avalant son repas. Graduellement, une image mentale se forma dans son esprit : le sorcier avait vraisemblablement planifié cette attaque simultanée sur tous les royaumes côtiers afin de capturer un des Chevaliers sans trop de difficulté. Mais pourquoi ? Plus il réfléchissait à cet enlèvement, plus d’autres questions surgissaient dans son esprit. Mais il ne pourrait vraiment y répondre que lorsqu’il aurait secouru Kevin.